mardi 19 février 2008

Le recteur, le braqueur et un conte de la vraie lâcheté





A l'Education Nationale, j'apprécie beaucoup de ne pas avoir de véritable patron, tâtillon, casse-couilles, qui viendrait surveiller chaque jour que j'ai bien fait mon travail. Une fois de tant en tant, il nous est toutefois donné de rencontrer le recteur. Si Darcos est notre Dieu, alors nous autres pauvres créatures du 9-3, mais aussi du 9-4 et du 77, devrions nous prosterner devant cet homme comme devant St Pierre, et mes collègues d'histoire devant cette femme comme devant la Bonne Mère...Evidemment c'est un peu exagéré, mais je suis d'humeur théologique ces temps-ci, peut-être le fait d'avoir terminé le rude cours sur la Réforme avec les Secondes?
Aujourd'hui mardi, au lieu d'aller trimer avec mes collègues au lycée, j'ai eu le droit, vu que j'avais montré un intérêt certain pour la justice, d'aller à un colloque toute la jo
urnée organisée à l'Université de Marne La Vallée. C'était extrêmement intéressant, il y avait nombre de magistrats de Seine St Denis et du Val de Marne aux prises avec des difficultés comparables aux nôtres et tout aussi intéressés par les moyens de faire connaître la justice aux gamins et "former à la citoyenneté"...

Franchement, j'attendais cette opportunité de sortir du lycée. La semaine précédente, une collègue m'avait copieusement insulté...Nous participions tous deux à un "
conseil de vie scolaire" sorte de grande cérémonie de flagellation pour un élève particulièrement désagréable...mais pour lequel nous n'avons assez d'éléments pour le présenter au "conseil de discipline" au cours duquel il risque d'être effectivement éjecté du lycée. Notre client, appelons-le Jojo (c'est clairement un affreux) nous gonfle depuis le début de l'année. Physiquement Jojo est un peu grassouillet, il a 20 ans...en Terminale et redouble. Jojo ne fait rien en classe si ce n'est bavasser avec Pois Chiche ou jouer avec son I-Phone (Jojo a des sous). Jojo perturbe le cours, exaspère les profs de toutes les mgatières et n'a même pas daigné retirer ses livres gracieusement prêtés pour l'année par le CDI. Seulement Jojo n'est pas complètement stupide et il lui arrive d'intervenir intelligemment dans mon cours contrairement à son copain la Teigne (celui qui m'a menacé). Au conseil de vie scolaire, Jojo regarde ses baskets, s'énerve et est d'une mauvaise foi incroyable. Il est venu avec son grand-père et l'on apprend presque fortuitement que Jojo est depuis peu orphelin. Il en prend plein la gueule pendant le tour de table et si nous avions été au 16ème siècle, ma collègue de maths, la plus véhémente, aurait allumé le bûcher dressé par mon collègue de physique.
Parlant en dernier, j'exprime également mon exaspération pour Jojo mais il me prend de modérer mon propos en soulignant à quel point je regrette que notre client soit dans une telle ornière alors que manifestement il aurait pu? pourrait? faire quelque chose de correct de sa "carrière" scolaire. Sur ce, 14h sonne et je quitte la salle avant l'admonestation finale ("faites vous tout petit, sinon..."). A 16h, pause en sall
e des profs, j'exprime à ma collègue de maths ma satisfaction devant la tenue de cette cérémonie; la voici qui plisse les lèvres de mépris et me déclare "franchement, je t'ai trouvé un peu lâche, tu te plains tout le temps de Jojo et alors quand il faut dire ce qu'on en pense, tu te dégonfles". Vous imaginez ma réaction...Au départ, se faire maltraiter par une prof de maths ne réveille jamais chez moi de bon souvenir, mais là, en plus il y a insulte. Je lui réplique qu'elle peut être en désaccord mais que franchement faudrait pas voir à me chercher trop dans les coins avec des mots blessants...Une ambiance délicieuse.

Donc je profitai bien de la journée de colloque. Je ne pensais
plus trop à la grève régionale, et d'un jour, de vendredi, autant dire la grève très conne du SNES que j'avais quand même faite pour protester contre les 640 postes supprimés dans l'Académie à la rentrée 2008, une décision tout à fait assumée par notre grand manitou. Le manitou en question tout de même prêt à ré-embaucher des retraités pour boucher les trous des vacataires que son prédécesseur a jeté comme des malpropres il y a quelques années. Je ne pensais plus trop non plus au merveilleux Michel Foucault et à son analyse de la parresiâ, le "parler-vrai" qui consiste à dire la vérité à un puissant quelles qu'en fussent les conséquences.

A la fin du colloque, le manitou se re-pointe et commence à no
us débiter un grand blabla cosmique, son "projet d'académie" jusqu'en 2011...Un truc mémorable, une symphonie au pipeau! A base de "savoir, solidarité, équité", déclinés en couleur dans le "temps et l'espace" sur un petit dépliant très joli.
Je me dit "Vas-y!", "Dis-le", "Parle-lui des 640 postes"! J'aurais aimé avoir les cojones de me lever devant 200 personnes et gueuler un truc du style "Monsieur le Recteur comment allons nous mettre
en oeuvre ce merveilleux projet avec 640 postes en moins dès la rentrée prochaine?" ça ça aurait été une belle parresiâ, un truc à réveiller Michel!

J'ai rien dit, je me suis tu lâchement. Vendredi, j'ai perdu
80 euros pour une grève de merde et quatre jours plus tard malgré la présence d'un des principaux responsables de ce merdier, rien...Je l'ai laissé débiner son pipeau sur l'éducation à la citoyenneté, à la justice, au respect des règles et au vivre ensemble, etc, etc...

En sortant, j'ai vu une agence Société Générale enfoncée. Des bandits avaient jeté sur le distributeur en façade une Jeep qui était salement amochée et qu'un groupe de policiers écartaient du trottoir. C'était presque comique: on aurait dit que le 4x4 avait rebondi sur le distributeur qui n'avait (peut-être?) rien cédé...Tout s'est mis à tourbilloner. J'ai repensé au procureur adjoint de Bobig
ny expliquant qu'un quart des vols à main armée de sa juridiction sont l'oeuvre de mineurs, j'ai repensé à Jojo, à Pois Chiche, à la Teigne et à ce putain de recteur, agrégé et docteur en droit mais surtout spécialiste en pipeau sarkozyste.

Je me sentais vraiment mal. Le soleil déclinait, il faisait froid et sec et j'ai vu alors la grande sculpture de Pierre (Piotr?) Kowalsky un peu plus loin:

et j'ai soudain eu la certitude que je finirai empaler sur cette pointe terrifiante pour n'avoir pas dit la vérité au grand manitou, à cet adversaire, ce danger, ce grand bonimenteur sarkozyste. L'image des châtiments chez Bosch est devenu absolument incontournable pour venir sanctionner ma lâcheté.

Terrifié, j'ai regagné le RER en pensant à ce que je devrais faire pour éviter à mes élèves de devenir ou recteur de droite ou braqueur de banque...

Le prof

PS: j'apprend ce soir que 3 éléments des plus nocifs de notre classe de Terminale ont été définitivement exclus. Je ne m'en réjouis pas mais peut-être cela nous laisse-t-il une chance pour les autres?